Vous souvenez-vous de Baumgartner ? Il avait sauté en 2012 d’une altitude de 40 km et avait atteint la vitesse de 1358 km/h, ralenti par la viscosité de l’air (en vidéo). Il existe en réalité des fluides (des liquides ou des gaz) qui présentent la singularité d’être dépourvus de viscosité : celle-ci n’est pas simplement petite, elle est rigoureusement nulle ! En d’autres termes, cela signifie qu’ils peuvent se déplacer sans créer de remous, sans dissipation. Ces fluides particuliers sont appelés superfluides. Dans de tels systèmes, puisqu’il n’y a pas de dissipation, il n’y a a priori pas de vitesse limite : heureusement pour Baumgartner que l’air n’est pas superfluide ! En fait, les superfluides ne sont pas courants, et sont même assez difficiles à réaliser et observer. Historiquement, la superfluidité a été vue pour la première fois en 1911 dans des gaz d’électrons refroidis à très basse température, dans des métaux qui sont par conséquent qualifiés de supraconducteurs parce qu’ils ont une résistance électrique (l’équivalent de la viscosité pour un fluide) nulle.

La superfluidité des atomes a été mise en évidence en 1937 dans l’hélium 4 liquide. Elle est interprétée par la formation de ce qu’on appelle un condensat de Bose-Einstein : une accumulation d’un grand nombre de particules dans un seul état quantique appelé état fondamental (ou de plus basse énergie). Elle est possible ici car les atomes d’hélium 4 sont des bosons, qui peuvent occuper le même état quantique. C’est un phénomène analogue qui est à l’œuvre dans le fonctionnement d’un laser : tous les photons ont la même longueur d’onde, la même direction, la même phase : ils sont dans le même état quantique.

Et les fermions alors ?

Figure 1 : Représentation schématique de groupes d’atomes. À gauche un condensat de bosons : ils occupent le même état quantique et peuvent donc être proches spatialement. Au centre, une assemblée de fermions identiques : ils occupent forcément des états quantiques différents, et ont donc une distance minimale entre eux. À droite, on a deux espèces de fermions (rouge et orange) qui forment des paires (entourées en bleu) qui ont un caractère bosonique : on peut avoir un condensat.

En revanche, pour l’autre grande espèce de particules, les fermions, il est impossible de mettre des particules identiques dans le même niveau d’énergie. Cependant, il est possible d’apparier les fermions pour en faire des bosons (voir Figure 1). C’est ça qui explique la supraconductivité : des paires d’électrons, appelées paires de Cooper, se déplacent sans viscosité à l’intérieur du métal. On peut aussi apparier des atomes : l’hélium 3, isotope fermionique de l’hélium, est superfluide à des températures inférieures à 3 mK (soit 3/1000 de degré au-dessus du zéro absolu) parce que des paires d’atomes d’hélium 3 sont formées. Conclusion, des paires de fermions peuvent se comporter comme des bosons !

Des superfluides encore plus froids

L’hélium et les métaux superconducteurs restèrent pendant longtemps les seuls témoins de la superfluidité. En effet, la plupart des états superfluides connus n’existent qu’à très basse température, or dans ces conditions la matière se trouve généralement à l’état solide et non liquide ou gazeux. Cela changea avec l’avènement des techniques de refroidissement laser,

Figure 2 : Schéma du processus d’imagerie. Le faisceau laser (en rouge, qui vient de la droite de la figure) sur les atomes (nuage violet), vers un capteur CCD (grille bleue à gauche de la figure). Le nuage d’atomes absorbe le faisceau laser et est donc opaque pour celui-ci : il laisse une ombre sur le capteur (tâche noire).

qui permirent d’atteindre des températures d’environ cent milliardièmes de degrés au-dessus du zéro absolu, à des densités atomiques 104 fois plus faibles qu’à température et pression ambiante. Normalement, à ces pressions et températures, il y a solidification mais comme le gaz est très peu dense, cette transformation est très lente car peu probable.

Dans notre expérience au Laboratoire Kastler Brossel (Paris), nous formons des gaz ultra-froids de lithium, avec à la fois du lithium 6 (fermion) et du lithium 7 (boson), et nous avons mis en évidence la superfluidité du mélange, comme reporté dans  [1].
Pour cela, nous piégeons et refroidissons les deux nuages atomiques à l’aide d’un faisceau laser à des températures de quelques centaines de milliardièmes de degrés au-dessus du zéro absolu. Nous pouvons ensuite prendre en photo les nuages pour mesurer avec précision la position des atomes.

Pour les imager, nous envoyons sur les atomes un faisceau laser élargi à la longueur d’onde des atomes : celui-ci est absorbé. Nous disposons derrière les atomes un capteur CCD sur lequel est projetée et enregistrée l’ombre des atomes (voir Figure 2). Nous reprenons ensuite la même image sans les atomes, et la différence de ces deux images donne accès précisément au profil de densité atomique et à la position du nuage.

Figure 3 : Profils de densité intégrés des bosons (en bleu) et des fermions (en rouge). L’axe z est l’axe de propagation du faisceau laser, et l’autre axe représente la densité d’atomes. Il y a environ 20 000 bosons et 200 000 fermions à une température de 80 nK (80 milliardièmes de degré au dessus du zéro absolu) !

C’est cette technique d’imagerie qui permet d’obtenir les profils de densité atomique présentés Figure 3. Le profil des bosons est représenté en bleu, celui des fermions en rouge.

Comme il est plus petit, le nuage de bosons est entièrement à l’intérieur du nuage de fermions. La forme du profil des bosons nous indique déjà que les bosons forment un condensat de Bose-Einstein et sont donc à l’état superfluides. Pour le profil des fermions, cela est plus subtil et requiert une manipulation qui est présentée dans l’insert de la figure 1 de l’article.

Pour mettre en évidence l’absence de viscosité entre ces deux nuages, nous les faisons osciller dans le piège, de la même manière que l’on peut initier les oscillations de deux masses attachées à des ressorts. Comme dans le cas des ressorts, la fréquence d’oscillation d’un nuage d’atomes est proportionnelle à √m, où m est la masse d’un atome. Le lithium 6 et le lithium 7 n’ayant pas la même masse, leurs fréquences d’oscillations ne sont pas égales, et les oscillations des deux nuages vont se déphaser, comme cela est montré sur la figure 4.A. On peut aussi ajouter que le nuage de bosons reste en permanence à l’intérieur du nuage de fermions. Or, on observe des oscillations non-amorties pendant plus de 5 secondes, correspondant à plus de 70 oscillations (voir figure 4.B de l’article) !

Figure 4 : Résultats de l’oscillation des nuages dans le piège. (A) Oscillations des nuages de fermions (en haut) et de bosons (en bas), obtenues par la méthode décrite dans la Figure 2. Ils démarrent en phase et sont en opposition de phase au bout de 5 oscillations. Les deux nuages ont donc un mouvement l’un par rapport à l’autre. (B) Oscillations des bosons (en bleu) et des fermions (en rouge) et ajustement par une fonction sinus. (C) Évolution de la dissipation en fonction de la vitesse relative entre les deux nuages. On note l’existence d’une vitesse critique.

Cette absence de viscosité et donc de dissipation entre les deux nuages n’est valable que lorsque la vitesse entre les deux n’est pas trop importante, comme cela est visible sur la figure 4.C de l’article. On peut définir une vitesse critique, qui est caractéristique des interactions au sein des nuages, au-delà de laquelle le système n’est plus superfluide.
Ce système est la toute première réalisation d’un mélange de superfluides bosonique-fermionique ! Quand on augmente la température, on voit l’émergence de nouveaux phénomènes qui permettent d’explorer les limites de la superfluidité. Un autre paramètre déterminant réside dans l’interaction fermion-fermion, mais ça, c’est une autre histoire…
Pour en revenir à l’hypothétique chute de Baumgartner dans un superfluide, on peut prédire qu’initialement il ne ressentirait pas de viscosité et que sa vitesse augmenterait linéairement avec le temps à cause de la gravité. Quand il atteindrait la vitesse critique de superfluidité, il commencerait à ressentir de la dissipation et sa vitesse n’augmenterait pas à l’infini.

[1]
I. Ferrier-Barbut, M. Delehaye, S. Laurent, A. T. Grier, M. Pierce, B. S. Rem, F. Chevy, et C. Salomon, Science 345, 1035 (2014). [Source]
Partager
Marion a fait ses études à l'ENS Paris. Elle a suivi le master Concepts fondamentaux de la physique, parcours mécanique quantique, avec un stage de 6 mois à Melbourne, Australie, en M1, au cours duquel elle a commencé à travailler sur des superfluides fermioniques, suivi d'un stage de M2 dans son équipe de thèse. Puis elle a commencé sa thèse au Laboratoire Kastler Brossel (LKB), ENS, sur les mélanges de superfluides. Profitant des travaux dans le bâtiment de physique et de la fermeture des labos, elle a pu passer l'agregation de physique en 2015, avant de soutenir sa thèse en 2016. En ce moment elle est demi-ATER à Besançon, où elle enseigne en école d'ingénieur (ENSMM) tout en participant à la construction d'une horloge atomique optique à ion unique Yb+ (Ytterbium).

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.