On chauffe un glaçon pour le liquéfier, on chauffe le liquide pour l’évaporer. Solide, liquide, gaz… En fait, ce ne sont pas les seuls états possibles de la matière ! Découvrez comment on peut contrôler les atomes pour créer de nouveaux états de la matière dans les laboratoires et comment des chercheurs arrivent à prédire leur existence.

Imaginez un instant pouvoir contrôler le comportement d’atomes afin de créer de nouveaux liquides ou de nouveaux solides. Quoi de plus normal pour les physiciens ! Depuis 2002, les techniques de refroidissement et de piégeage d’atomes nous permettent de manipuler des atomes avec une très grande précision, à une température extrêmement basse de l’ordre de 100 nK, très proche du zéro absolu. La première réalisation expérimentale d’un condensat de Bose-Einstein en 1995 a a rapidement conduit à l’utilisation d’atomes froids pour créer de nouveaux états de la matière.

Figure 1 – Dans un piège magnéto-optique, des atomes refroidis évoluant sur un réseau lumineux permettent de reproduire le phénomène de conduction électronique observé, par exemple, dans un fil de cuivre. Le réseau lumineux (à gauche en noir) joue le rôle du piège électrostatique (à droite en noir) issu de la force entre les électrons (-) et les ions (+) du solide conducteur. Dans les deux cas, la probabilité de présence électronique ou atomique est similaire.

En 1998, des physiciens théoriciens [1] ont proposé pour la première fois de piéger un gaz d’atomes sur un réseau lumineux créé par des faisceaux lasers. Les atomes froids évoluant sur ce réseau lumineux reproduisent le comportement d’électrons évoluant d’ions en ions dans un matériau conducteur (Figure 1). Cette analogie connecte deux domaines de la physique jusqu’alors bien distincts : la physique atomique et la matière condensée. Et les perspectives sont énormes !

 En effet, bien que la technologie joue un rôle central dans notre vie quotidienne, les subtilités du mécanisme de la conduction électronique, au cœur même de cette technologie, demeurent mal comprises : il nous est par exemple impossible d’expliquer la supraconductivité à « haute » température. b

Une caractéristique importante de la supraconductivité est l’absence de résistance électrique, ayant pour conséquence l’apparition de courants parfaits. Cette absence de résistance électrique provient d’interactions complexes entre les ions du réseau et les électrons qui se déplacent dans ce réseau. Ce mécanisme fait apparaître des paires d’électrons, appelées paires de Cooper. Lorsque la température est suffisamment basse, ces paires d’électrons adoptent le même état quantique de plus basse énergie et se comportent alors comme des ondes se propageant dans tout l’espace accessible. On parle alors de condensation de Bose-Einstein et de superfluidité (cf. article de Marion Delehaye).

La résolution du mystère de la supraconductivité à haute température conduira certainement à un futur prix Nobel et permettra de concevoir de nouveaux matériaux supraconducteurs. Les expériences d’atomes froids permettent d’aborder ce problème sous un nouvel angle, avec la possibilité de sélectionner les ingrédients, en choisissant la géométrie du réseau lumineux (carré, triangulaire, etc.) et la force des interactions entre les atomes par exemple. Un avantage majeur des expériences d’atomes froids est l’absence de défaut dans le réseau lumineux, situation impossible à obtenir avec un matériau conducteur.

L’expérience de M. Greiner et al. de 2002 [2] a permis, pour la première fois, de reproduire la physique du modèle de Bose-Hubbard avec des atomes froids, modèle très activement étudié en matière condensée. Ce modèle décrit de façon très générale des bosons sur réseau, qui peuvent adopter soit l’état superfluide, soit l’état isolant de Mott.

Figure 2 – Description des deux états quantiques observés dans l’expérience de M. Greiner et al. [2]

Dans l’état superfluide (figure 2), les atomes se comportent comme des ondes se propageant dans tout le réseau lumineux. Dans l’expérience, la « profondeur » du réseau lumineux, proportionnelle à l’intensité des lasers qui créent ce réseau, est contrôlable. Un aspect crucial est que les interactions entre les atomes s’intensifient lorsque la profondeur du réseau est augmentée. Lorsque les interactions entre les atomes sont suffisamment fortes, les atomes se gèlent sur les sites du réseau et se comportent comme des billes au fond d’une boite à œufs. Le système adopte alors l’état isolant de Mott, c assimilable à un état solide quantique stabilisé par les répulsions des électrons à température nulle. En plus de reproduire la physique du modèle de Bose-Hubbard, l’expérience a montré qu’il est possible de passer réversiblement d’un état superfluide à un état isolant de Mott dans un régime de température nulle, juste en changeant la profondeur du réseau lumineux. On parle alors de transition de phase quantique. Cette expérience a ouvert des perspectives très excitantes : depuis, les physiciens cherchent a créer de nouveaux états quantiques plus complexes, en introduisant du magnétisme par exemple ou en introduisant différents types d’atomes.

J’ai justement découvert, avec mes collègues Tommaso Roscilde de l’ENS de Lyon et Valy Rousseau de Loyola University aux USA, un nouveau solide quantique surprenant : l’isolant de Feshbach [3]. Cette découverte théorique a nécessité le développement d’un programme informatique de 5000 lignes de code écrit en langage informatique C++, ainsi qu’une centaine d’ordinateurs de haute performance, soient plusieurs milliers d’heures de calculs ! Le programme informatique utilisé simule le comportement d’atomes en interaction sur un réseau lumineux à température nulle, comme dans les expériences. Le modèle que nous avons étudié inclut la création de paires d’atomes, que nous nommerons « molécules » par la suite, qui sont analogues aux paires de Cooper dans la supraconductivité. Dans les expériences d’atomes froids, la force moléculaire liant les atomes entre eux est contrôlable avec des champs magnétiques. d

Dans le solide quantique que nous avons découvert, l’énergie de liaison des molécules, lorsqu’elle est suffisamment forte devant l’énergie cinétique des atomes, permet de piéger les atomes et les molécules sur les sites du réseau, comme des billes dans une boîte à œufs (Figure 3). L’explication est simple : la formation de molécules ralentit les atomes et ne leur permet plus de se déplacer dans le réseau lumineux. Ce mécanisme est donc très différent de celui mis en jeu dans la phase isolante de Mott, phase stabilisée par la répulsion des atomes.

 

Figure 3 – L’isolant de Feshbach est stabilisé par la force moléculaire (ellipses oranges) alors que l’isolant de Mott est stabilisé par la répulsion entre atomes. L’isolant de Feshbach met en jeu la superposition linéaire d’états atomique et moléculaire.

Une autre particularité quantique de l’isolant de Feshbach est sa description mathématique sous forme de superposition linéaire d’états atomique et moléculaire. Sans doute connaissez-vous le chat de Schrödinger ? Dans son expérience de pensée imaginée en 1935, Erwin Schrödinger explique qu’un chat soumis aux lois de la physique quantique pourrait très bien être simultanément dans deux états complètement contradictoires, comme par exemple mort et vivant. Une telle situation provient du fait que le système en question est décrit par une superposition linéaire d’états quantiques. Dans l’isolant de Feshbach, ceci se produit avec une molécule et deux atomes sur chaque site du réseau lumineux. De plus, la création de molécules donne lieu à des états superfluides surprenants, tels que la superfluidité moléculaire et mixte dans laquelle un mélange d’atomes et de molécules passent à l’état de superfluide (Figure 4).

Figure 4 – Nous observons dans notre étude  [3] un superfluide moléculaire et un superfluide mixte composé simultanément d’atomes et de molécules.

En conclusion, les atomes froids permettent d’explorer le comportement de la matière dans des conditions extrêmes où la température ne joue plus de rôle, permettant aux atomes d’exhiber leur propriété ondulatoire. La précision remarquable de ces expériences permet de contrôler le mouvement et les interactions des atomes piégés dans des réseaux lumineux. À l’heure actuelle, de nouvelles phases quantiques sont très activement étudiées, aussi bien théoriquement qu’expérimentalement. Ce champ de recherche permettra de mieux comprendre les propriétés de la matière à basse température et conduira à de nouvelles applications technologiques.

[1]
D. Jaksch, C. Bruder, J. I. Cirac, C. W. Gardiner, et P. Zoller, Phys. Rev. Lett. 81, 3108 (1998). [Source]
[2]
M. Greiner, O. Mandel, T. Esslinger, T. Hänsch, et I. Bloch, Nature 415, 39 (2002). [PubMed]
[3]
L. de Forges de Parny, V. G. Rousseau, et T. Roscilde, Phys. Rev. Lett. 114, (2015). [Source]

Notes   [ + ]

a. Prix Nobel de Physique de 2001 attribué à E. Cornell, C. Wieman et W. Ketterle.
b. Température de l’ordre de -140 C. Bien que cette température nous paraisse basse par rapport à celles de la vie courante, elle est en fait très élevée devant celle des supraconducteurs conventionnels dont la température critique est de proche de -270 C.
c. N. F. Mott et R. Peierls ont montré en 1937 que certains conducteurs se révèlent isolants à cause des interactions électroniques.
d.  On utilise des résonances magnétiques appelées résonances de Feshbach.
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Laurent a suivi un parcours atypique: malgré une déscolarisation totale, après avoir triplé sa classe de troisième, il se passionna pour la Physique au Lycée, où il eut une chance inespérée de poursuivre ses études. Sa passion le poussa à effectuer un Doctorat en physique théorique à Nice de 2009 à 2012 sous la direction de George Batrouni. Il a ensuite effectué un postdoctorat à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne en Suisse avec Frédéric Mila, puis a poursuivi en tant qu'enseignement-chercheur durant deux ans à l’École Normale Supérieure de Lyon dans le groupe de Tommaso Roscilde. Laurent a récemment obtenu une bourse allemande prestigieuse de la fondation Alexander von Humboldt pour effectuer ses recherches et ses enseignements à l'Université de Freiburg en Allemagne.

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