Photo prise par Eduard Militaru

Tout commence avec la pollution… les usines, les transports, toute cette activité urbaine produit dans les villes une pollution atmosphérique qui rend l’air de plus en plus irrespirable. En plus d’être dangereuse pour les hommes, la pollution est également très nocive pour les monuments présents dans nos villes. Elle se présente sous deux formes : des particules (cendres, suies, poussières) qui viennent noircir et encrasser les surfaces, et des gaz corrosifs comme le dioxyde de soufre SO2 qui vient ronger la pierre pour former des croûtes minérales épaisses et très adhérentes de gypse1. Ces croûtes minérales emprisonnent les particules noires durant leur formation et contrairement à des poussières volatiles, il est très difficile de les éliminer (impossible avec une brosse !). Dans le jargon de la conservation-restauration, ces salissures sont appelées les croûtes noires. Comme vous pouvez l’imaginer, la présence de ces épaisses croûtes noires défigure totalement les œuvres, par exemple les statues présentes sur les façades des églises [figure 1]. En outre, les croûtes noires se détachent souvent avec le temps, et petit à petit la statue perd sa peau -son épiderme- et elle se désintègre.

Figure 1 : Croûtes noires observées sur la basilique Saint-Denis dans les années 2000. Crédit photo : LRMH

Afin d’éviter cette triste lèpre pierreuse, des solutions existent, heureusement. Avant les années 1990, pour éliminer les croûtes noires, on envoyait soit un jet d’eau très puissant, soit un jet de sable ou de quelque chose de granuleux et on effectuait un gommage exfoliant à la pierre. On posait aussi parfois sur la pierre des compresses imbibées de produits chimiques (comme le bicarbonate d’ammonium NH4HCO3) qui venaient dissoudre plus ou moins bien la salissure.

Ces méthodes sont toujours utilisées de nos jours, mais une nouvelle technique est depuis venue s’ajouter à la panoplie des restaurateurs de sculpture : le laser2. Le nettoyage laser, aussi appelé « désincrustation photonique » a été développé pour nettoyer en douceur les œuvres en pierre très fragiles ou abîmées, sur lesquelles un jet d’eau ou de sable ou encore l’application de produits chimiques très réactifs aurait des conséquences dramatiques. Comment ça marche ? Les croûtes noires absorbent le rayonnement laser infrarouge : cette absorption conduit à une élévation brutale de température, les salissures chauffent puis se vaporisent très rapidement, on dit qu’elles sont ablatées. En revanche, la pierre sous-jacente, souvent en calcaire ou en marbre, réfléchit la majorité du rayonnement. Ainsi, dès que toute la salissure est éliminée, le nettoyage s’arrête tout seul, le laser n’a aucun effet sur la pierre. C’est ce qu’on appelle l’effet autolimitatif du nettoyage laser, et c’est grâce à lui que le laser est un outil extrêmement précis pour éliminer les salissures [figure 2].

Figure 2 : Exemple de nettoyage laser (Nd :YAG pulsé 1064 nm) Crédit photo : Bouchardon

Au début, l’engouement pour cette nouvelle technique était fulgurant : tous les architectes et conservateurs des monuments historiques voulaient utiliser le laser. Plus d’une vingtaine de portails sculptés sur des cathédrales françaises telles que Notre-Dame de Paris, les cathédrales de Chartres, Amiens et Bordeaux ont alors été nettoyés en utilisant du laser. Cependant, très vite, une polémique émergea : on se rendit compte que certains des portails nettoyés au laser apparaissaient jaunes, enfin plus jaunes que d’habitude. Le contraste était notamment flagrant sur les monuments où plusieurs techniques de nettoyage avaient été employées [figure 3]. Par exemple sur le portail nord de la basilique Saint-Denis, le bas, nettoyé au laser, apparaissait ocre jaune tandis que le haut, nettoyé par d’autres techniques présentait une couleur beige clair. Une violente scission s’est alors opérée entre les militants prolasers pour qui cette légère altération chromatique était négligeable devant les avantages qu’apportait le laser par ailleurs, et les activistes anti-laser qui trouvaient cette teinte jaune laser très inesthétique. Pour ces derniers le laser était un outil dangereux qui risquait de donner à tous les monuments français une vilaine teinte jaunâtre. Cette polémique conduisit le laser à sa perte puisqu’il disparut peu à peu des chantiers de restauration français dans les années 2000, et le développement industriel français s’amenuisa3.

Figure 3 : Jaunissement laser et contrastes de couleur dus à l’emploi de différentes techniques de nettoyage. Gauche : portail de la Mère-Dieu, cathédrale d’Amiens en 2017. Crédit photo @ LRMH. Droite : portail du transept nord, cathédrale de Chartres en 2012. Crédit photo @ Rolland.

Pour remédier à ce problème, les scientifiques ont alors essayé de comprendre pourquoi le laser induisait un jaunissement de la pierre. Ils cherchèrent à élucider l’origine de cette couleur jaune. Que se passe-t-il durant le nettoyage ? Quelle est l’origine de la couleur ?

Plus d’une vingtaine d’années plus tard, le phénomène de «jaunissement laser» n’est toujours pas compris même si les nombreuses recherches menées ces dernières années ont permis d’avancer sur la question. En particulier, ces recherches ont montré que le jaunissement était probablement lié au dépôt de quelque chose pendant le nettoyage. C’est à ce moment-là que je suis arrivée en thèse au Laboratoire de Recherche des Monuments Historiques (LRMH) pour tenter de dénouer les mystères de cette couleur jaune.

Des nanoparticules de fer… et un microscope de 3 mètres

Le jaunissement apparaît lorsqu’on élimine des croûtes noires avec un laser. Autrement dit, il provient vraisemblablement de l’interaction entre le rayonnement lumineux et la salissure. Dans un premier temps, nous avons donc examiné une croûte noire pour déterminer ce qui était susceptible dedans de réagir avec le laser. Nous y avons trouvé un bazar complexe puisque tout ce qui se trouve dans l’atmosphère peut s’y faire emprisonner; cette complexité leur a d’ailleurs valu le surnom de « poubelle atmosphérique » [voir figure 4].

Figure 4 : (a) Croûte noire sur de la pierre (photo en coupe, microscope optique), notez la diversité des particules ! (b) Particules observées dans une croûte noire (photo prise au microscope électronique à balayage MEB)

Trois types principaux de composés pouvant réagir avec le laser ont tout de même pu être identifiés : les oxydes de fer (hématite, magnétite, maghémite), les cendres et les suies. Nous avons alors décidé, dans un premier temps, d’étudier séparément l’effet du laser sur chacun de ces types de composés en élaborant des croûtes noires modèles, beaucoup plus simples à étudier que les salissures naturelles. L’article 1 présente les résultats obtenus pour les croûtes modèles à base d’oxydes de fer, en particulier l’hématite α-Fe2O34. Nous avons donc fabriqué une salissure synthétique en mélangeant du gypse et de l’hématite, et nous l’avons ensuite appliquée sur une plaquette de plâtre5 pur (qui modélise la pierre). Nous avons ensuite « nettoyé » cet échantillon au laser dans des conditions similaires à celles utilisées lors de nettoyages laser réels. La salissure a été éliminée et la surface a pris instantanément une teinte jaune vif. De plus, de nombreuses particules ont été éjectées dans une fumée visible à l’œil nu. Cette matière éjectée étant le pur produit de l’interaction laser-salissure, nous l’avons collectée en plaçant à côté de l’échantillon des petits supports en verre ou scotch [figure 5].

Figure 5 : Particules éjectées dans la fumée (photo prise au microscope optique). On observe des cristaux de gypse devenus jaunes lors du nettoyage laser (le gypse pur est blanc)

Il ne reste maintenant plus qu’à analyser la surface jaune et les particules de la fumée pour déterminer ce qui est à l’origine de la couleur jaune. Pour ce faire nous avons choisi d’utiliser la microscopie, dont le but est d’observer des objets de petites dimensions. La méthode pertinente est de commencer les observations à l’œil nu puis d’utiliser des microscopes qui grossissent de plus en plus, pour observer des détails millimétriques, micrométriques et enfin nanométriques. En particulier, la microscopie électronique à transmission (MET) est celle qui permet d’atteindre le nanomètre, et même encore plus petit puisque de nos jours on observe facilement les atomes. Comment cela fonctionne-t-il ? On envoie un faisceau d’électrons très énergétique (avec une tension d’accélération de 100-300 kV)6 sur notre échantillon qui doit être très fin (<100 nm) pour que le faisceau puisse le traverser. Pendant la traversée, le faisceau d’électrons interagit avec les atomes de notre échantillon, principalement de deux manières : certains électrons vont être déviés de leur trajectoire en gardant la même énergie cinétique (on parle de diffusion élastique) tandis que d’autres vont être ralentis7 en entrant en collision avec d’autres électrons (diffusion inélastique) [figure 6].

Figure 6 : Schéma illustrant les deux types d’interactions entre le faisceau d’électrons et un objet mince

Les électrons déviés vont être captés avec une caméra et nous permettre d’observer la morphologie (forme, taille) de notre échantillon. Quant aux électrons ralentis, ils sont une mine d’or pour nous, car leur ralentissement, c’est-à-dire l’énergie perdue, nous permet d’identifier l’élément chimique rencontré. Par exemple, si l’on détecte des électrons ralentis d’une énergie cinétique de 710 eV, on sait immédiatement qu’ils se sont heurtés à des atomes de fer (Fe) qui leur ont « volé » cette quantité précise d’énergie. S’ils sont juste ralentis de 530 eV on sait qu’ils ont interagi avec des atomes d’oxygène (O), etc. En fait, chaque atome du tableau périodique va capturer une certaine quantité d’énergie cinétique aux électrons. Pour capter ces électrons ralentis, on utilise ce qu’on appelle un spectromètre, qui sépare et collecte les électrons en fonction de leur énergie cinétique. On obtient alors un spectre des pertes d’énergie [cinétique] ou spectre EELS (pour electron energy loss spectroscopy en anglais).

Aussi curieux que cela puisse paraître, plus on souhaite voir petit, plus il faut un grand microscope : les MET sont de fait des microscopes de très grande taille composés d’une succession complexe de lentilles qui focalisent les électrons sur l’échantillon et permettent de le visualiser [figure 7]. Le plus impressionnant de ceux que nous avons utilisés était un TITAN, qui mesure trois mètres et ressemble à un frigo géant [figure 7].

Figure 7 : Microscope électronique à transmission. Gauche : schéma de l’intérieur d’un microscope (crédit image LPS). Droite : microscope TITAN FEI… Notez la taille du microscope par rapport à celle de Nicolas qui est déjà très grand !

Avec le MET, nous avons examiné la surface jaune et les particules éjectées de la fumée et avons découvert qu’elles étaient toutes deux recouvertes de nanostructures d’environ 10 à 200 nm. Ces nanostructures cristallisent sous deux types de formes : sphériques et irrégulières, que nous avons respectivement appelées « nanosphères » et « nanorésidus irréguliers » [figure 8].

Figure 8 : Nanostructures observées au MET. Les flèches blanches pointent vers des nanosphères, les flèches noires pointent vers des nanorésidus irréguliers.

D’où viennent-elles et que contiennent-elles ? Pour répondre à ces questions nous avons utilisé la spectroscopie EELS et collecté les électrons ralentis. Nous avons d’abord découvert que les nanosphères et les nanorésidus contenaient surtout du fer (Fe) et de l’oxygène (O), parfois un peu de calcium (Ca) et de traces de soufre (S). Puis nous avons voulu aller plus loin, et essayer de localiser ces différents éléments dans l’espace. Pour faire cela, nous avons mesuré la quantité d’électrons ralentis d’une certaine vitesse (disons par exemple tous les électrons ayant perdu 710 eV) en chaque pixel de l’image. Sur certaines zones, aucun électron ralenti de 710 eV n’était présent tandis que sur d’autres, ils étaient présents en grande quantité, indiquant la présence d’atomes de fer. Cela nous a ensuite permis de construire des cartes de localisation pour chaque élément chimique présent [figure 9]. Quand l’élément est absent, les pixels sont noirs, quand il est présent, ils sont colorés et plus il est présent en grande quantité, plus la couleur est intense. Dans le cas du fer, on voit qu’il est présent essentiellement dans les nanostructures apparues après laser. Le calcium et le soufre sont eux présents majoritairement dans le substrat de gypse. Enfin, l’oxygène est présent partout.

Figure 9 : Localisation des éléments chimiques S, Ca, O, et Fe grâce à des cartes de répartition chimiques obtenues pas traitement de données EELS.

Par conséquent, nous avons compris que ce qui était à l’origine de la couleur jaune était, au moins en partie, la présence de nanostructures riches en fer qui se forment lorsque le faisceau laser interagit avec les oxydes de fer présents dans la salissure. Autrement dit, la couleur jaune vif observée aisément à l’œil nu est en fait liée à la présence de tous petits oxydes de fer nanométriques qui se forment lorsqu’on élimine la croûte noire, et qui se redéposent à la surface. Le même résultat a été observé quelques mois plus tard lorsque nous avons travaillé sur le jaunissement de croûtes noires reconstituées à partir de croûtes noires réelles (prélevées sur la basilique Saint-Denis). Une fois de plus, des nanosphères et des nanorésidus contenant du fer et de l’oxygène ont été mis en évidence par MET à la surface après irradiation.

Conclusion

Finalement, tout ce travail de recherche scientifique a été mené pour répondre à une interrogation concrète soulevée par les praticiens de la conservation-restauration, c’est-à-dire les architectes, les conservateurs des monuments historiques et les restaurateurs de sculptures : d’où vient le jaunissement laser ?

On sait maintenant qu’il est dû à la présence de nanostructures cristallines riches en fer qui se déposent à la surface après irradiation laser. Plusieurs perspectives s’offrent à celui ou celle qui prendra la suite de cette recherche, notamment en matière de solutions pour éviter le phénomène. Pour ce faire, deux axes de recherche sont en cours d’investigation : certains cherchent à atténuer la couleur jaune déjà existante (par application de compresses imbibées d’eau et de divers produits chimiques par exemple pour retirer les particules de surface), tandis que d’autres cherchent à modifier les paramètres du laser pour qu’il ne produise plus de jaunissement (avec notamment le développement de laser UV). Enfin et de manière plus générale, ce projet rappelle comment la science et ses techniques très sophistiquées contribuent fortement à la connaissance et à la préservation de notre patrimoine culturel.

N.B. Dans le contexte actuel, n’oublions pas que le laser peut être utilisé pour éliminer les tags des monuments historiques ! (si besoin 🙂)

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Notes

1 Le gypse se forme par la réaction du dioxyde de soufre avec la calcite de la pierre : SO2 + H2O + CaCO3 –> CaSO4.2H2O

2 Le laser de nettoyage traditionnel est un Nd:YAG pulsé qui émet à 1064 nm. Mais qu’est-ce qu’un laser ? Il s’agit d’un appareil qui amplifie la lumière et la concentre dans un étroit faisceau monochromatique (qui a une seule longueur d’onde, ici 1064 nm, à l’inverse par exemple de la lumière blanche du soleil qui inclut toutes les radiations colorées de 380-700 nm, que l’on peut observer lorsqu’on utilise un prisme), directionnel (le faisceau va tout droit sur de longues distances, pensez aux tirs laser des vaisseaux spatiaux dans Star Wars par exemple) et cohérent (les ondes lumineuses se propagent toutes en phase, autrement dit elles sont parfaitement superposables dans le temps et dans l’espace.)

3 Nos voisins européens, et en particulier italiens et grecs, ont quant à eux choisi une autre approche face au jaunissement. La polémique esthétique étant moins virulente là-bas, ils ont continué de développer des lasers et ont peu à peu conçu des machines qui ne produisent pas de jaunissement, sans que l’on ne sache vraiment pourquoi, mais qui marchent très bien !

4 L’hématite est un oxyde de fer rouge, utilisé par les humains en tant que pigment depuis la nuit des temps ; les peintures rupestres étaient notamment effectuées à base d’hématite.

5 Le plâtre est un matériau constitué de cristaux de gypse, un sulfate de calcium bi-hydraté CaSO4.2H2O

6 Pourquoi très énergétique ? Eh bien parce que plus l’énergie des électrons est grande, plus leur longueur d’onde est petite (les électrons sont des particules mais aussi des ondes !). Et plus leur longueur d’onde est petite, plus ils vont pouvoir interagir avec de petits objets et nous permettre de les observer. Ainsi, on sait que des électrons de 100 kV ont une longueur d’onde d’environ 0.004 nm soit 4.10-12 m ou 4 milliardièmes de millimètre. Sachant qu’un atome mesure environ 0.1 nm, on comprend que ces électrons vont pouvoir interagir avec les atomes, et cette interaction est la base de la microscopie électronique à transmission.

7 Ici le ralentissement des électrons est égal à une perte d’énergie cinétique qui va être transférée aux atomes constituant l’échantillon, conduisant à différents phénomènes (ionisation, émission d’autres électrons, vibrations du réseau des atomes etc.)

1.
Godet M, Vergès-Belmin V, Gauquelin N, et al. Nanoscale investigation by TEM and STEM-EELS of the laser induced yellowing. M. 2018;115:25-31. doi:10.1016/j.micron.2018.08.006
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Marie a étudié à Chimie ParisTech avant de se spécialiser dans l'utilisation de la physique-chimie pour la conservation des œuvres d'art. Elle a fait sa thèse au Laboratoire de Recherche des Monuments Historiques sur le nettoyage laser des sculptures. Elle fait maintenant un post-doc entre l'IMPMC et le Louvre sur l'étude de céramiques anciennes.

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